14/09/2025 reseauinternational.net  8min #290410

Maintenir la domination : Trump et l'emprise dominante des «Israël d'abord»

par Alastair Crooke

La frappe contre l'équipe de négociation du Hamas réunie à Doha pour discuter de la «proposition Witkoff pour Gaza» n'est pas qu'une autre «opération menée par Tsahal» à passer sous silence (comme pour la décapitation de presque tout le cabinet civil au Yémen).

Elle marque plutôt la fin de toute une époque et «une nouvelle réalité» pour le Qatar.

C'est un événement marquant car pendant des décennies le Qatar a joué un jeu très rentable : soutenir les djihadistes radicaux d'Al-Nosra en Syrie comme levier contre l'Iran, tout en maintenant des bases militaires américaines et un partenariat stratégique avec Washington. Doha se présente comme un médiateur pouvant dîner avec les djihadistes tout en agissant comme un facilitateur du Mossad.

C'est cette approche multidirectionnelle qui a donné au Qatar la réputation d'être le «bénéficiaire éternel» des crises au Moyen-Orient et en Afghanistan. Même lorsqu'Israël, l'Iran ou l'Arabie saoudite étaient attaqués, Doha s'en tirait bien. Les Qataris comptaient calmement les bénéfices de leur gaz et jouissaient du rôle d'intermédiaires indispensables.

Maintenant, ce conte de fées est terminé : il n'y aura plus de «zones de sécurité». Plus révélateur encore, les États-Unis (selon la chaîne israélienne Channel 11) avaient approuvé l'action dont  Trump a ensuite été informé. Bien qu'il ait remis en question l'attaque, Trump a déclaré qu'il applaudissait tout meurtre de membres du Hamas.

On aurait dû voir ça venir. L'attaque de Doha fut encore une autre attaque sournoise à la Trump-Israël. Un schéma qui a commencé avec la frappe sournoise contre les dirigeants du Hezbollah se réunissant pour discuter d'une initiative de paix américaine. Puis cette méthodologie a ensuite été copiée pour l'opération de décapitation iranienne du 13 juin, pendant que Trump vantait les pourparlers autour du JCPOA avec l'équipe Witkoff.

Et maintenant, avec la «proposition de paix pour Gaza» de Trump  présentée comme appât pour rassembler les dirigeants du Hamas en un seul endroit à Doha, Israël a encore frappé. Le plan de Witkoff pour Gaza ressemble encore à un piège ; ou bien à une feinte délibérée. Car Israël avait déjà décidé de mettre fin au rôle du Qatar.

La logique israélienne est fondamentalement simple et cynique. Quel que soit le nombre de bases américaines que vous possédez ou l'importance de votre gaz pour l'économie mondiale, l'assassinat d'Ismail Haniya à Téhéran, les frappes contre la Syrie et le Liban, l'opération au Qatar sont tous les maillons d'une même chaîne : Netanyahu (et une majorité en Israël est derrière lui dans ce domaine) démontre méthodiquement qu'il n'y a plus de territoires interdits ; plus de règles de droit ; plus de Convention de Vienne pour lui au Moyen-Orient.

Le soutien au génocide et au nettoyage ethnique d'Israël ; l'incapacité à faire le moindre effort sérieux pour préparer une voie politique à un règlement sur l'Ukraine ; le recours à la guerre, tout en proclamant la paix ; tout cela représente l'essence de l'approche Trump : un exercice d'escalade de la domination, à la fois à la maison et à l'étranger.

Toute la notion de Make America Great Again (MAGA) semble reposer sur l'utilisation calibrée de la belligérance, des taxes douanières ou de la puissance militaire pour maintenir un potentiel continu de domination et d'escalade sur le long terme. Trump semble penser que la domination au pays et à l'étranger est l'essence de MAGA. Et que cela peut être réalisé grâce à une domination calibrée, vendue à sa base MAGA en qualifiant de telles menaces de «processus de paix» ou de négociation d'un «cessez-le-feu».

L'accent mis sur l'escalade de la domination est également lié à la transformation des guerres - dans l'esprit de Trump - en bonnes affaires pour les États-Unis. L'idée de transformer Gaza en un projet d'investissement lucratif souligne le lien étroit entre faire la guerre et gagner de l'argent. Idem pour l'Ukraine qui est devenue une bonne source de revenus pour les États-Unis.

Ne croyez pas que les États-Unis ne reviendront pas à une guerre en particulier, au moment voulu. C'est pourquoi l'escalade n'est jamais complètement abandonnée ou supprimée, car son appui continu contre le mur extérieur d'un conflit offre un retour à une forme d'escalade ultérieure (comme c'est le cas en Ukraine).

Tous ces signes sonnent l'alarme à Moscou. Le but de la rencontre Trump/Poutine à Anchorage était - du point de vue russe - d'apprendre (si possible) à quel point les entraves qui lient Trump sont serrées ; quelle est l'étendue de sa latitude pour agir de manière autonome ; ce qu'il veut ; et que pourrait-il faire ensuite.

Pour les Russes, la visite a démontré quelles sont les limites.

Yuri Ouchakov, principal conseiller en politique étrangère de Poutine, a expliqué qu'à Tianjin , lors du sommet de l'OCS, il y avait eu des discussions avec tous les alliés stratégiques de la Russie ; il était entendu qu'il y avait eu un délai dans la pression par sanctions sur la Russie offerte par Trump, mais aucune mise en œuvre d'une structure pour la poursuite des négociations. Pas de structures, pas de groupes de travail, pas d'autres échanges pour préparer la soi-disant réunion trilatérale de Trump, Zelensky et Poutine. Pas de préparation pour un ordre du jour ; pas de préparation pour les termes.

Cela montre les intentions futures de Trump ; pas de structures, pas de signaux, pas de véritable engagement en faveur de la paix. Au lieu de cela, les Russes voient un régime Trump qui flirte avec le contraire - avec ses plans européens de réarmer l'Ukraine.

L'agression conjointe d'Israël et des États-Unis contre l'Iran - et la frappe d'hier contre le Qatar - sont des événements de la même substance idéologique, confirmant l'emprise prédominante des «Israël d'abord» dans les cercles entourant Trump - nourrissant d'anciennes rancunes contre la Russie à partir de racines religieuses similaires.

La prédominance de cette politique centrée sur Israël a fracturé la base MAGA de Trump. Elle a largement altéré, et de façon permanente, le soft power mondial et la fiabilité diplomatique des États-Unis. Pourtant Trump, retenu fermement dans son emprise, n'ose pas lâcher ; le faire risquerait son autodestruction.

Israël mène une deuxième Nakba (nettoyage ethnique et génocide) à Gaza et en Cisjordanie, la société juive restant largement piégée dans la répression et le déni, tout comme elle l'était en 1948.  Le documentaire controversé de la cinéaste israélienne Neta Shoshani sur la guerre de 1948 a été interdit en Israël car il révèle de nombreuses failles dans l'éthique sous-jacente à la création de l'identité de l'État naissant.

Shoshani a récemment écrit à propos de son film «J'ai soudainement réalisé qu'au cours de ces deux dernières années horribles, toute la question de l'éthique israélienne avait été totalement brisée» :

«J'ai compris qu'un ethos a beaucoup de pouvoir et qu'il contient la société dans certaines limites. Et même si ces limites sont franchies - et elles l'ont certainement été dès 1948 - il y avait encore quelque chose dans les codes moraux de la société qui lui faisait au moins honte. Ainsi, pendant des décennies, cet ethos a sauvegardé la société [israélienne] et l'armée, les obligeant à préserver certaines limites. Et quand cette philosophie s'effondre, c'est vraiment effrayant. De ce point de vue, le film était difficile à regarder dès le départ, mais après les deux dernières années, c'est devenu insupportable...

Si 1948 était une guerre d'indépendance, la guerre actuelle pourrait être celle qui met fin à Israël».

L'avertissement de Shosani selon lequel lorsque les frontières éthiques d'une société sont effacées par un épisode sanglant (comme elles le furent en 1948), cette perte de structure éthique peut mettre en péril la légitimité de l'ensemble du projet ; conduisant à l'autodestruction alors que l'État franchit toutes les limites humaines.

Cette sombre perspicacité - très pertinente pour aujourd'hui - peut précisément être un tentacule liant Trump sans réserve à la survie ultime d'Israël. (Il y a probablement aussi «d'autres entraves fortes» invisibles).

Cela survient à un moment où les États-Unis s'éloignent de plus en plus de leur projet de Guide de planification de la défense (DPG) de 1992 ; connu sous le nom de «Doctrine Wolfowitz» qui appelait les États-Unis à maintenir une supériorité militaire incontestée pour empêcher l'émergence de rivaux et, si nécessaire, à agir unilatéralement pour protéger ses intérêts et dissuader les concurrents potentiels.

Le projet actuel de Stratégie de défense nationale s'éloigne de la Chine pour  sécuriser la patrie et l'hémisphère occidental. Des troupes seront ramenées, dans un premier temps pour faire respecter la frontière.  Will Schryver écrit «Elbridge Colby a apparemment ouvert les yeux sur la réalité qu'il est trop tard pour arrêter la domination de la Chine sur le Pacifique occidental. Il savait déjà qu'une guerre contre la Russie était impensable. La seule option stratégiquement significative qui reste est l'Iran».

Colby comprend peut-être aussi que tout nouvel échec militaire américain exposerait fatalement les fanfaronnades géostratégiques de Trump comme étant du bluff.

Nous pourrions alors assister à une nouvelle série de changements géopolitiques majeurs si Trump abandonne ses efforts pour être «perçu comme un artisan de la paix mondiale». Trump lui-même ne sait probablement pas ce qu'il veut faire - et avec de nombreuses factions essayant de jouer du coude dans l'espace stratégique vacant, il se tournera probablement vers ces tactiques de guerre israéliennes qu'il admire tant.

source :  Conflicts Forum via  Le Saker Francophone

 reseauinternational.net